À travers soi, la multitude
La proposition de Serena Vittorini (°1990, IT — vit et travaille à Bruxelles) pour la MAAC se veut un plaidoyer en faveur de l’appréhension du rôle capital que renferme l’apprentissage des relations inter et intra personnelles dans la construction des individualités propres à chacun.e. Élaborant l’exposition sur le modèle de l’enquête psychosociale, l’artiste propose un inventaire de l’examen approfondi de son environnement familial. Il s’agit, pour elle, d’identifier et d’interroger les dysfonctionnements qui l’ont amenée à entamer un long et difficile processus de reconstruction identitaire et, par là même, à aborder une problématique sociétale complexe. Ce qui, au départ, a débuté comme un questionnement intime et nécessaire s’est transformé, au fur et à mesure, en un travail de collecte et de recherche visant à comprendre et à étudier les corrélations entre les troubles affectifs constatés durant l’enfance et ses répercussions sur la vie adulte. “La théorie de l’attachement souligne l’importance pour le développement ultérieur de l’individu et son épanouissement, de l’acquisition d’une sécurité interne construite sur la base des interactions précoces de l’enfant avec son environnement. Cette sécurité interne doit permettre à l’individu de mettre en jeu des capacités à franchir les obstacles rencontrés au cours de son existence.”i Dans une démarche de mise à nue quasi radiographique, la plasticienne nous invite à pénétrer dans les méandres de son évolution psychique via la mise en œuvre d’un parcours que l’on pourrait qualifier d’initiatique. Accueilli au sein d’un espace uniformément blanc — dont l’esthétique froide et aseptisée est directement empruntée au milieu médical —, notre regard s’attarde sur les quelques indices, méthodiquement ordonnés d’une salle à l’autre, relevant aussi bien de l’archive et du témoignage que de la reconstitution. Le cheminement chronologique nous conduit du stade de l’enfance à celui de l’âge adulte au travers d’une série d’étapes impliquant un nombre croissant de personnes, suivant une dynamique qui part du soi pour aller à la rencontre de l’autre. Comme il en va de la psyché, rien n’est vraiment dû au hasard et chaque élément est constitutif de l’ensemble. Serena Vittorini conçoit ses pièces telles des clés de lecture qu’il nous faut appréhender pour reconstituer le fil du récit. Entre approche documentaire et démarche projective, l’exposition présente toute une série de traces et de fragments se rapportant au corps mais sans jamais le représenter en tant que tel, comme s’il s’agissait, en définitive, de transcender l’individu en lui adjoignant le collectif. Pour ce faire, l’artiste s’est appropriée le modèle de la Casita, un cadre de projection psychologique destiné à favoriser l’acceptation fondamentale de soi via l’image de la maison, de ses fondations (besoins matériels élémentaires) au grenier (expériences restant à découvrir). L’artiste a sollicité l’aide de son père, maçon de métier, pour travailler ensemble à la réalisation de plusieurs éléments de construction, tous porteurs et volontairement inachevés, imparfaits, qu’elle a choisi de présenter tels quels ou de traduire en images dans l’exposition. “La résilience est, au-delà d’une simple résistance, une notion dynamique, un processus, un travail toujours remis sur le chantier, une régulation complexe entre des zones de forces et des zones de vulnérabilité mobilisées ensemble lors d’une agression et après, laissant du même coup une trace douloureuse, parfois enfouie et inconsciente, mais toujours susceptible d’être réveillée par un évènement à la signification particulière chez un individu donné.”ii Le recours au vocabulaire iconographique de la construction est fréquent dans la pratique de Serena Vittorini, et de manière particulièrement explicite dans la délicate série photographique réalisée en 2017 et intitulée Sinequanoniii, constituée de portraits d’objets et d’outils de chantier qu’elle a intentionnellement décontextualisés et retravaillés selon la technique du monochrome blanc, dans le but de livrer une nouvelle interprétation de l’activité de reconstruction de la ville italienne de L’Aquila, après le tremblement de terre qui a profondément marqué la région en 2009. Développant une recherche analogue qui, dans ce cadre très précis, pourrait s’apparenter à une tentative de réhabilitation, l’artiste a contacté les asbl Résilience et APO, deux services d’aide aux justiciables basés à Mons et à Bruxelles, pour entrer en relation avec des personnes condamnées, détenues ou récemment libérées, dont les parcours présentaient des similitudes avec sa propre histoire en termes de dynamiques familiales. De ces multiples échanges anonymes et informels, l’artiste a su admirablement recomposer un récit de vie polyphonique — comme un écho à tant d’autres —, fruit d’un indispensable travail de rétrospection qu’elle a souhaité mettre à la disposition du public. Sous la forme d’une installation rappelant l’univers de la pédopsychiatrie, Serena Vittorini déploie une narration où le souvenir des dessins d’enfants se mêle aux discours des adultes. Pour reprendre une phrase du neuropsychiatre et psychanalyste français Boris Cyrulnik, auquel l’artiste aime se référer : “L’autobiographie, même si on cherche à ne pas mentir, est un remaniement de la représentation de sa propre histoire.”iv Et c’est précisément ce que Serena Vittorini a cherché à formaliser dans cette proposition hautement scénographiée qui, à bien des égards, évoque le célèbre jeu de la marelle, soit la mise en perspective d’un parcours de résilience en tant qu’outil thérapeutique, de l’épreuve à sa conscientisation salutaire.
Clémentine Davin
i Citation de John BOWLBY (1978) in Attachement et perte (3 Volumes), éditions PUF, Paris, extraite de l’article de Michel DELAGE intitulé “Aide à la résilience familiale dans les situations traumatiques”, 2002 et publié en ligne par Cairn.info.
ii Michel DELAGE, op. cit. iii Lauréate du Prix de la Ville de Bruxelles lors de l’édition 2022 de Carte de Visite – ARTopenKUNST, ce corpus fera l’objet d’une exposition personnelle à la CENTRALE.box au printemps 2023.
iv Citation de Boris CYRULNIK, extraite d’un entretien réalisé par Éric FOURREAU en 2015, intitulé “La représentation permet de métamorphoser en production artistique une blessure qui a été réelle” et publié en ligne par Cairn.info.
Extrait
– Peut-on dire qu’à cette période-là tu étais ton père ? Aurais-tu alors ressenti à l’intérieur de toi ce que tu imaginais qu’il puisse ressentir lorsqu’il est violent ? C’est donc comme si tu étais ton père à ce moment-là ?
– C’est comme si j’étais deux personnes différentes. Il y a la personne attaquée et la personne qui attaque. L’attitude, la posture, le comportement physique, les coups d’irritabilité – qui pour moi peuvent aller jusqu’à la paranoïa – sont en effet les mêmes que ceux de mon père. Ça me fait très peur de prendre conscience que j’ai, malgré moi, intériorisé cette attitude violente et ces excès de colère. Ceux-ci se résorbent ensuite en très peu de temps, comme si rien ne s’était jamais passé. Je retourne alors toujours vers la personne sur laquelle je me suis énervée, car je ressens d’un coup le besoin d’obtenir son affection. Je pense que cette dernière réaction est plutôt liée à la relation avec ma mère et au fait que je l’ai toujours sentie émotionnellement inaccessible.
– Ce sont en effet deux réactions différentes qui, par moments, peuvent pourtant se combiner. D’une part, tu te comportes comme « l’agresseur » comme te l’a appris ton père. Et d’autre part, tu as un grand besoin affectif et une angoisse de l’abandon, ce qui découle plutôt de ta relation maternelle.
Extrait
– Est-ce que tu te souviens de cette histoire de morsure que je t’avais racontée ? J’ai, en effet, des fois la réaction de mordre la personne avec laquelle je suis, comme si je lui voulais du mal. Je ne comprends pas si c’est dû à ce que la personne représente pour moi. Comme si je voulais en quelque sorte faire du mal à la mère que je n’ai jamais eue, ou à cette mère que j’ai, au contraire, eue. D’où cela peut-il provenir ?
– L’action de mordre est toujours liée aux personnes avec lesquelles nous entretenons des relations. Cela peut arriver lorsque l’on transfère dans le présent nos émotions du passé. Je pense que lorsque tu réagis de cette façon, tu réactives une blessure qui a eu lieu entre tes six et dix-huit mois. Pourquoi est-ce que je te raconte cela ? Parce que mordre et griffer sont des réactions typiques de la période schizo-paranoïde et orale du développement de l’enfant. Probablement qu’à cette période – peut-être pour les raisons dont nous avons discuté – quelque chose n’a pas été. Les enfants ne savent pas embrasser. Ils mordent car c’est plus facile. Aujourd’hui, il semble dès lors évident que c’était cela ton besoin : d’embrasser ou d’être embrassée. Bien que l’on ne connaisse pas ce qui s’est réellement passé, tu as sûrement dû être confrontée à un refus qui est, d’après moi, plutôt lié à ta mère qu’à ton père. Ce traumatisme tu l’as ensuite simplement transféré à d’autres.
– Mais est-ce vraiment un besoin enfantin d’attaquer l’autre ou démontrer de l’affection pour lui ?
Oeuvre audio réalisée en collaboration avec l’asbl Résilience, l’asbl Apo et les détenu.e.s et anciens détenu.e.s de la prison de Mons :
qui est-ce qui va me croire ? qui est-ce qui va aller croire tout ça ? et qu’est ce qu’il en a à foutre aussi ? qu’est ce qu’il va savoir écouter tout ça ? / alors mon histoire commence avec une enfance pas très facile / j’ai grandi dans un milieu assez violent / mon père, pendant une semaine, ne m’a pas regardé parce que je n’étais pas une fille. Il voulait absolument une fille / il faut dire que j’étais un enfant non désiré et pas accepté par ma mère / et c’est un ressenti qui s’est prolongé tout au cours, tout au long de ma vie et de la sienne en fait / je faisais des conneries pour attirer l’attention de mes parents au début, c’était plus pour ca parce qu’on manquait de rien / depuis tout petit, je n’ai jamais ressenti d’affection ni d’amour de la part de mes parents, c’est quelque chose qui m’a manqué énormément / j’ai grandi avec un père violent qui était alcoolique, qui battait ma mère et moi il me battait pas, par contre, à l’âge de six ans il a commencé avec des attouchements sexuels et / un jour, un chef scout qui était majeur m’a entrainé dans une histoire de relations sexuelles. J’ai voulu en parler à mes parents ils m’ont répondu “t’as pas besoin de jouer avec les plus grands que toi” / j’avais des coups de bâton parce que j’avais fait une faute à la dictée, une connerie pareille. Comme j’ai aussi des souvenirs parce que j’avais fait probablement une petite bêtise de m’être retrouvée à la cave, dans le noir, parce que le coin n’était pas assez marquant / j’ai fait des crises à mes parents, je ne voulais plus y aller ils comprenaient pas pourquoi, mais j’arrivais pas à le dire pourquoi, j’avais honte / les voisins avaient porté plainte pour coups et blessures, pour violence, on était battus donc moi je suis allée en orphelinat / et donc je pleurais forcément. Le voisin, c’était un banquier juste en face, il avait certainement entendu plusieurs fois qu’il se passait des choses, il est venu, il a pénétré discrètement la propriété, dans le garage, et il est venu me demander – il faisait noir dans le garage – il est venu me demander “qu’est-ce qu’il y a? pourquoi tu pleures comme ça?”, moi forcément enfant j’ai pas parlé, souvent les enfants ils disent pas. De là il est reparti, y a jamais personne qui a ouvert sa bouche, y a jamais personne. Beaucoup le savaient, ce petit là il est pas bien, il est maltraité et tout ça, mais jamais personne a ouvert sa bouche plus haut pour que y ait quelque chose qui se passe, que je sois en sécurité quoi / je me sentais rejeté, c’est à dire que mes parents le comportement qu’ils avaient vis à vis des frères et sœurs n’était pas le même pour moi et je voulais qu’ils s’intéressent à moi en faisant des conneries je voulais que voilà ils s’interessent à moi. C’est un manque affectif de départ / mon père était un violent communicateur, donc il nous manipulait et il avait une grande capacité à obtenir de nous tout ce qu’il voulait malgré une séance de coups qu’on avait. Et alors c’est pas la peur qui nous faisait lui donner. On lui donnait parce qu’il le demandait bien / avec ma mère adoptive, là, c’était la galère. Donc, deuxième mère là aussi enfin ma mère nature[lle]…ma mère adoptive, c’était toujours me rabaisser / et donc toute cette violence que j’ai vécu là dedans, j’ai vu que ça a fait un impact sur ma vie plus tard quoi / comment j’en ai fait pour en arriver là ? / Pourquoi on en est arrivé là ? / Pourquoi j’en suis arrivée là ? / Comment j’ai réussi à faire ça ? / parce que c’est des choix qui conduisent à des situations comme celle là. Et on se demande pourquoi on a choisi. C’est souvent lié à des origines, parce que si on se demande pourquoi est ce que j’ai fait ça à un moment, c’est pas à ce moment là qu’il y a un précisément un problème, on sait que ça vient d’ailleurs. Je sais que d’autres questions sont apparues, auxquelles j’ai pas toujours cherché une réponse, parce qu’on peut pas toujours les trouver. Pourquoi mon père n’a pas été reconnaissant avec moi ? Ben c’est… Je suis pas certain que je pourrais répondre à cette question un jour. Je peux essayer de mieux comprendre qui était mon père et peut être comprendre pourquoi lui il n’a pas été communicateur avec son enfant quand il aurait dû l’être / mais y a des choses qu’on n’aura jamais de réponse parce que c’est le passé, parce qu’on était enfant, parce qu’on ne se souvient plus de tout / la première chose qu’on se dit, mais c’est pas moi, pourquoi…pourquoi est ce que je fais ça ? Je me reconnais pas dans les gestes / jamais dans ma vie, j’aurais jamais eu l’idée, penser ôter la vie à quelqu’un / on perd vraiment la réalité des choses / en fait maintenant je sais me mettre à la place, à la place des victimes, ce que avant, je veux pas dire que j’en avait rien à faire, mais c’est quelque chose qui ne me tracassait pas plus que ça. C’était…moi je lui donne mon affection, mon amour, donc il y a rien de mal / on n’est pas compris de la façon dont on aime les gens, ils nous comprennent pas / en fait, quand je m’attache à quelqu’un, c’est…c’est…c’est fort tu vois? Mais il y a pas de limite / je lui dis toujours je t’aime trop, trop trop. Et on m’a dit voilà, en tant que mère ou en tant qu’adulte, vous êtes dans le trop / et je m’accrochais fort quoi, et arrive un moment, forcément, toujours, ce coté un peu négatif de s’énerver ou d’être trop possessif même, avec cette personne ou que tu veux t’attacher…je voulais que ces personnes là prennent attention à moi, c’est ça que je voulais et…et les portes fermées bien souvent au bout d’un moment / là j’ai eu un sentiment d’abandon / l’abandon, l’abandon, tout le temps, les portes fermées, de mes amis et voilà quoi / ah ouais, ça m’a rendu vraiment…la moindre des choses, la moindre menace je saute, la moindre menace. Et une fois qu’on me menace, ça y est, je, je…je frappe. On est toujours armé, en cas de chose on se défend. Et je pense, c’est un parcours qui nous a rendus aujourd’hui autant de problèmes parce que vous avez des gens qui arrivent à gérer n’importe quelle situation juste en parlant et…et vous avez des autres gens comme moi je savais pas gérer un problème en parlant. Il fallait que je gère le problème en se défendant, en frappant / je n’ai jamais été protégée par personne et je crois que c’est pour ça que j’ai été tellement protectrice avec mes enfants / mais je vais doser différemment, on a pu à cause de ça et quelque part grâce à ça on va dire, c’est malheureux à dire, de trouver du positif, mais c’est bien d’en trouver. On est toujours fusionnelles et tout, mais couper le cordon ombilical parce qu’il était trop important par rapport peut être à d’autres familles mais parce que on ne l’a pas eu, nous, parce qu’on a eu un manque / pour moi, ce que je faisais, c’est ce que…c’est ce que j’aurais voulu avoir / ce que je pensais avoir vécu de beau, de bien, qui a apporté du baume au cœur, finalement c’est quelque chose de totalement négatif / donc, qu’il faut que j’apprenne non seulement, aller comment dire…à identifier un sentiment, une émotion et quand j’ai mis le doigt dessus, pouvoir doser finalement ce que je peux faire, ce que je ne peux pas faire / on peut me dire c’est pas ta faute, c’est ton père, mais moi je peux dire c’est pas sa faute, c’est la faute de ceux qui l’ont fait. Alors est ce que c’est vraiment la faute de quelqu’un ? / Mais moi, je n’accepte pas le fait de dire directement “ah mais c’est parce que il t’es arrivé ça dans le passé que tu l’as reproduit “ parce que pour ma part c’est oui, il m’est arrivé ça dans le passé pourquoi, alors je l’ai reproduit ? C’est ça la différence. Si je savais ce que ça m’a fait et ce que ça allait faire, on va dire à une victime, pourquoi je lui ai fait. Même si j’étais pas conscient voilà, ça, ça passe par dessus tout. C’est, c’est pas parce qu’on a fait ça qu’on doit refaire ça ou sinon c’est une chaîne sans fin / je me dis si j’arrive à moins lui en vouloir ou plus de la même façon, je sais pas comment il faut dire, ça mettrait une paix en moi et peut être que ça me permettrait de faire un deuil sur mon passé et de tourner cette page / il faut se reconstruire maintenant hein / il faut se protéger, mais aussi protéger les autres. Pour être attentif aux autres, il faut pouvoir l’être pour soi, s’entendre, tout ce que je n’ai jamais fait en fait. Prendre soin de soi, pour pouvoir prendre soin des autres / je peux pas changer mon passé, mais je peux changer radicalement la route pour mon futur. Il y a des murs, ben j’aurais plus peur de les casser. Je pourrais demander la façon de les traverser au lieu de me dire “y a un mur, je le passe pas, je reste là” non, maintenant il y a un mur, il suffit de l’ouvrir.
Ce projet est soutenu par la ville de Bruxelles, la Fédération Wallonie-Bruxelles et nadine – laboratory for contemporary arts.